Twitter et Facebook sonnent-ils le
glas de la politesse à la française ? Sommes-nous en train d'abandonner le
"vous" pour ne plus nous interpeller que par le pronom "tu" ? Ou, à
l'inverse, la familiarité de façade sur les réseaux sociaux servirait-elle à
nous rappeler à l'ordre, et aux vertus du vous et du tu ? Sans doute un
peu des deux.
Enfant des années 1970, de
l'après-mai 1968, j'appartiens à une génération plus informelle de Français, je
suis de ceux qui ne vouvoient que leurs aînés et les inconnus, de ceux qui ont
eu mille peines à adopter systématiquement le "Bonjour madame, bonjour
monsieur", toujours plus à l'aise avec un simple "Salut". Quand, petite fille,
j'ai découvert comment communiquaient les familles aristocratiques françaises
(les rares qui avaient échappé à la guillotine), où le vous était de rigueur
entre parents et enfants, j'ai cru pénétrer dans la quatrième dimension. Nous,
on était la génération "salut", on était les mal élevés ! C'est en tout
cas ce que nous croyions.
En 2012, on se drague par texto, on se largue sur Twitter
Aujourd'hui, les Français qui ont la
vingtaine n'utilisent presque jamais le vous, qu'ils tendent à considérer
d'ailleurs, à l'instar de l'imparfait du subjonctif, comme le vestige d'un
passé archaïque. Ils n'ont pas connu le monde d'avant Internet et évoluent dans
les réseaux sociaux comme des poissons dans l'eau. Ils emploient le langage sms
et manifestent leurs émotions par émoticônes.
Nous, nous avions l'argot, le
verlan, et nous écrivions des lettres d'amour. Eux, ils ont les tweets, les RT
[retweets] et les "j'aime". Ils fixent leurs rendez-vous par texto et se
larguent via Twitter. Dans un monde où il faut condenser sa pensée en
140 caractères maximum, "vous" devient un boulet, "tu" une bénédiction.
C'est quand plusieurs générations se
retrouvent sur les réseaux sociaux que les choses se compliquent. L'année
dernière, comme le rappelle un article paru sur un blog du Monde, Franz Durupt, jeune journaliste au quotidien du soir, a eu l'audace
sur Twitter de tutoyer Laurent Joffrin, le directeur de la publication du Nouvel Observateur. Scandale. L'aîné
s'en est plaint, et la twittersphère l'a accusé de pédanterie. Ce à quoi
Laurent Joffrin a répondu qu'il demandait simplement un peu de respect, et que
le vouvoiement était précisément ce qui faisait le plus défaut aux médias
sociaux. Mais alors, qui est pédant, qui est
irrespectueux ?
Sarkozy a tué le "tu"
Les tenants du tu poussent nos
voisins latins à abandonner le vous une bonne fois pour toutes. Cependant, soutenir
que les Français devraient abandonner leur pronom de politesse au motif que les
Italiens ou les Espagnols n'utilisent plus guère le leur, et depuis longtemps,
est un argument quelque peu fallacieux. L'"usted" espagnol et le "lei" italien
sont en réalité bien plus formels que le vous français.
Et il existe parfois,
comme c'est le cas en italien, un contexte politique décisif. Je me souviens
très bien de mon rédacteur en chef à L'Espresso,
qui insistait pour que je ne le vouvoie pas : cela lui rappelait le temps
où Mussolini avait tenté d'imposer le vouvoiement en italien, plus précisément
"voi", jugé plus moderne [et plus authentiquement italien] que le pronom plus
formel "lei". La langue est un terrain miné.
Personnellement, je n'avais pas
d'avis tranché sur la question avant l'arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy,
en 2007. Notre ancien président disait "tu" à tous. Ce qui me choquait et me
mettait en colère, comme des millions d'autres Français.
Comment ose-t-il
tutoyer des gens qu'il ne connaît pas ? Quel manque de respect, quelle
hypocrisie, quelle sournoiserie. C'est alors que j'ai compris l'importance
d'avoir deux façons de s'adresser à ses interlocuteurs. "Vous" n'est pas
seulement une manifestation de respect et de politesse envers un aîné ou un
inconnu : le vouvoiement instaure une distance saine et adulte entre deux
individus, leur ménage l'espace nécessaire pour apprendre à mieux se connaître,
se faire apprécier de l'autre et, à terme, passer au "tu" avec enthousiasme.
Car le tutoiement est le signe de la familiarité véritable, une familiarité qui
doit être authentique, pas forcée. Le "tu" est un hommage à l'amitié vraie, au-delà
de celle qui nous "unit" à nos 1 500 "amis" Facebook.
Source: Agnès Poirier | The Guardian
via Courrier international
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