L'Oiseau frileux

L'Oiseau frileux

jeudi, décembre 24, 2015

Conte de Noël: Les yeux dans l'aube, avec toi




Guillaume Bourgault-Côté

Ce soir, ce sera notre deuxième Noël ensemble. Le premier depuis 1943.

Ce sera peut-être aussi le dernier. Qui sait, et qu’importe : je suis heureuse. Je veux — je vais — en goûter chaque seconde, Émile.

Voilà huit mois que tu es revenu de la plus inattendue des manières. En sonnant à ma porte le jour de mes 88 ans, des fleurs dans les mains, ta casquette en laine sur la tête. J’aurais pu ne pas t’ouvrir, ne pas comprendre, ne rien vouloir. J’aurais pu.

Mais j’ai vu tes yeux. J’ai reconnu ton regard. Bleu comme un ciel d’hiver quand il fait froid et beau. La même couleur qu’avant la guerre.

Ton corps a flanché depuis le temps, mais tu as toujours les yeux de tes 20 ans.

Et je t’ai reconnu, Émile, par cette flamme plantée dans la pupille.

Tes mains tremblaient. Tu avais la peau tachetée comme les vieux que nous sommes.

J’étais bouche bée, j’étais sonnée. Soixante-neuf ans sans te voir, et te voilà soudain devant moi. Par quel improbable chemin, par quel hasard incroyable, je ne sais pas. La vie, j’imagine.

Nous avions été fiancés, si jeunes, un soir de Noël et devant tout le village. J’avais les joues rouges, et l’envie d’y croire.

Mais tu es parti à la guerre, Émile, et ça m’a fait peur. Je ne savais rien de l’amour, encore moins de l’attente. Nous avons rompu, j’ai revendu ma bague. Des fiançailles en feu de paille, je sais.

Après… rien. J’ai fait ma vie, et toi, la tienne à ton retour du front. Chacun ses mariages, ses enfants, ses joies et ses deuils. J’ai eu des nouvelles, parfois. Mais si peu. Je n’en ai pas donné non plus. Amour classé dans un creux de mémoire.

Jusqu’à ce jour d’avril — toi, tes fleurs et tes yeux bleus.

J’ai eu un petit vertige en te voyant. J’ai même eu un peu peur — la vulnérabilité du bel âge. Tu es entré, nous avons parlé. Tu savais pour la mort de mon mari. Tu savais bien des choses sur moi, en fait. J’ai compris que tu ne m’avais jamais oubliée, mais que tu avais eu la délicatesse de n’en rien dire. Ça m’a touchée.

Nous avons parlé comme ça pendant un paquet d’heures lentes. De la vie, de la mort, de la peur de mourir seul. Tu m’as raconté cette histoire des pingouins qui n’oublient jamais leur premier amour. Nous avons ri et ça m’a fait tant de bien de rire, Émile. Tant de bien.

Nous avons parlé comme ça pendant un paquet d’heures lentes et douces. Puis tu m’as dit que tu aimerais me revoir — si je le voulais bien.

Tu sais, Émile, j’aurais pu dire non. Avoir peur de toi et de tes 90 ans. J’aurais pu. Mais j’ai choisi de trouver ça beau. Nous étions là, tous les deux, et j’ai choisi de trouver ça beau.

J’ai fait sécher tes fleurs pour qu’elles restent vivantes.

Tu es revenu presque tous les jours, et j’ai fini par te demander de ne plus repartir. Tu me fais tant de bien, Émile, à être ici, avec ton rire et tes yeux bleus. Avec ta voix, aussi.

Nous sommes vieux et fragiles, décharnés et ridés, je sais. Mais nous sommes là.

Ce n’est pas de refaire nos vies vacillantes, ou de corriger le cours du temps. Ce n’est pas d’espérer tromper la mort par l’amour nonagénaire. Elle viendra bien assez vite — et ce n’est pas triste.

Mais ta présence me donne ça, Émile : la force d’approcher la fin d’un pas léger. La force de faire ces derniers milles en souriant.

Parce que tu es là. Parce nous sommes deux sur ce sentier.

C’est le crépuscule de nos vies, mais je le trouve lumineux.

Ce soir, ce sera notre deuxième Noël ensemble. Le premier depuis 1943.

Je veux mettre un disque — du piano. Je veux qu’on regarde le sapin briller. Je veux que tu sois près de moi, Émile, comme en cette nuit de nos 20 ans.

J’aimerais aussi, ce soir, qu’on ne dorme pas. Qu’on se rende jusqu’à l’aube debout. Pour voir la première strate de lumière du jour. Pour voir un 25 décembre arriver avec nos yeux fatigués et nos corps courbés.

J’aimerais prendre ta main dans la mienne, sentir ta paume chaude. J’aimerais que tu m’enlaces. J’aimerais t’entendre dire que tu ne m’as jamais oubliée.

Et j’aimerais te dire ensuite : joyeux Noël, vieux pingouin.
 
Librement inspiré d’une histoire vraie, « Les fiancés de la dernière chance », racontée dans ces pages en 2009.

Source: Le Devoir

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