L'Oiseau frileux

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samedi, mai 09, 2015

Le coût de l’ignorance



Éric Desjardins
Le Devoir

C’est amusant, une langue. Prenez, par exemple, les paroles de cette mère qui manifestait à Mississauga, en début de semaine, contre l’arrivée d’un nouveau programme d’éducation sexuelle en Ontario : « Je ne veux pas que mes enfants y perdent leur innocence », dit-elle.

Elle entend par innocence une idée qu’elle se fait de leur pureté, bien sûr.

Remarquez, on emploie aussi ce terme pour désigner la simplicité d’esprit, l’imbécillité. Comme dans ma réaction en apercevant une merde de chien ensachée, puis soigneusement déposée — vraisemblablement par le proprio dudit cabot — au sommet de mes sacs de feuilles et de branches au bord de la rue mercredi matin : non mais, ça prend-tu un innocent.

Il y a dans cette idée de la pureté une attitude d’une extrême candeur qui confine parfois ceux qui s’y réfugient à la bêtise, si bien qu’on finit par beaucoup confondre les deux. L’innocence est propice au glissement de sens, de la naïveté vers la connerie.

Déplacement qui se fait encore plus rapidement si on tente de manufacturer la première.

Exactement ce que font ceux qui gardent leurs enfants à la maison cette semaine pour protester dans cette histoire d’éducation sexuelle, prétendant qu’il leur revient à eux seuls de décider du moment propice pour prodiguer ces coquins savoirs.

Presque tous les parents modernes sont peut-être devenus des ahuris patentés qui enfantent leurs petits moi en croyant dur comme fer qu’ils pourront les affranchir de tous les dangers que recèle ce monde, mais lorsqu’ils croient pouvoir arracher leurs marmots aux périls moraux en plus, on plonge rapidement dans le genre de délire collectif qui donne étrangement envie de brûler des disques et des livres.

On rirait si ce n’était pas la jeunesse qui faisait les frais de ce mélange d’aveuglement et d’hypocrisie. Sorte de vision fantasmée du monde, en marge de tout ce qui se trame en ligne, et qui se partage désormais à l’aide d’un téléphone portable.

Le truc que ces gens qui vivent sur une autre planète semblent ignorer, c’est qu’il n’y a personne de pur.

Mais il y a quantité d’innocents.

Des pères et des mères, comme celle que je cite plus haut, prêts à sombrer dans la plus ridicule bêtise parce qu’ils ne peuvent soutenir l’idée que leurs enfants apprennent qu’une langue, c’est autrement amusant.

Ce qui arrivera de toute manière, avec leurs amis et/ou YouPorn. Ou encore à l’école. Parce que, oui, le sexe oral est un des sujets au programme de ce cours, en septième année. En même temps que la contraception, la prévention de la grossesse, les ITSS. Oui, ce sera peut-être avant qu’ils aient l’âge de s’adonner à toutes ces choses et de courir ces risques. Mais ça va arriver. Et ça existe. Aussi bien les outiller pour être mieux préparés AVANT que ça ne se produise, non ?

Eh ben non, apparemment. Mieux vaut pour ces gens que la bonne morale et les apparences triomphent. Mieux vaut croire que ce qu’on ne sait pas ne fait pas mal, alors que c’est exactement l’inverse en matière de sexe.

Tout ce qu’on ne sait pas, on le découvrira à la dure. Parce que les parents n’auront jamais un rapport totalement serein à la sexualité de leurs enfants, sauf pour de rares exceptions.

J’ai lu pas mal de choses intéressantes sur la page Facebook de ces parents qui se braquent contre l’éducation sexuelle. Beaucoup insistent sur l’importance des vraies matières, de leur nécessité dans la vie (parce qu’évidemment, le sexe, c’est pas important et ça n’obsède personne…). D’autres colportent des âneries transmises sur le Web, où l’on prétend que les élèves devraient se toucher en classe.

On est là dans l’habituel décalage qui nous empêche de penser, qui élimine la raison. Les sentiments, la peur de voir ses enfants devenir des possédés du cul à douze ans, quelque chose de parfaitement irrationnel qui mélange culture, religion, hyperprotection parentale et un mépris affirmé pour ce qui vient de l’État.

Ces parents croient qu’ils savent quel est le moment approprié pour parler de sexe avec leurs enfants. Sauf que c’est pas vrai. C’est leur entourage qui décide. C’est la société. C’est l’école. Parce que l’école sait un peu mieux que vous ce qui s’y passe. Elle ne voit pas nos enfants avec des lunettes roses. Elle sait qu’ils sont autre chose que ce que nous voulons croire. Purs, innocents ? Mon oeil.

L’école n’est pas émotive, elle est pragmatique.

Après tout, c’est elle qui mesure au quotidien le coût humain et social de l’ignorance.

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