L'Oiseau frileux

L'Oiseau frileux

vendredi, mai 01, 2015

Hugo chez Walmart


Essai
Walmart Journal d’un associé
Hugo Meunier
Lux
Montréal, 2015, 184 pages

Journaliste à La Presse, Hugo Meunier est un audacieux. Il aime le journalisme de terrain, « J’aime, écrit-il, aller à la rencontre des gens, surtout ceux dont on parle beaucoup sans jamais trop se soucier de les connaître vraiment. »  d’immersion. Incognito, il a infiltré le mariage de Justin Trudeau, un party de Guy Laliberté, le milieu échangiste, le monde de l’itinérance et l’univers des travailleurs agricoles. 

En 2012, il s’est fait embaucher, toujours incognito, au Walmart du quartier Saint-Léonard, dans le but de comprendre, de l’intérieur, ce « que signifie travailler pour Walmart ». L’expérience a duré trois mois. « Jamais plus je ne remettrai les pieds dans un Walmart », écrira Meunier en décembre 2012, jour de sa démission. Les raisons de cette conclusion sont consignées dans Walmart. Journal d’un associé, le captivant récit de son infiltration.

Fondée en 1962, en Arkansas, l’entreprise de Sam Walton, mort en 1992, a aujourd’hui 2,1 millions d’employés dans 26 pays. Elle compte 395 magasins au Canada. Son siège social de Bentonville veut donner l’impression qu’il s’agit d’une entreprise attachée aux valeurs familiales et communautaires, mais il ne faut pas se méprendre, précise Meunier, qui s’est rendu sur place. « La compagnie, écrit-il, est une imposante machine de guerre ultra-moderne », qui « dispose d’un budget en informatique supérieur à celui de la NASA », contrôlée à partir de Bentonville.

Son modèle d’affaires, dans lequel le distributeur impose sa loi aux manufacturiers,« repose sur des salaires médiocres, peu d’avantages sociaux et un roulement rapide des employés ». Dans Travailler plus pour gagner moins. La menace Walmart(Hachette, 2008), les journalistes Gilles Biassette et Lysiane J. Baudu mentionnent que, si « Henry Ford payait bien ses salariés pour qu’ils puissent acheter ses voitures, Walmart paie mal les siens pour qu’ils soient obligés d’acheter ses produits ».

Un monde commun

En travaillant au rayon des produits laitiers de la succursale de Saint-Léonard, Meunier vit l’expérience réelle d’un « associé » et la raconte, dans ce livre, sans détour, comme un ami sympathique et un peu bourru vous conterait sa vie, mais non sans émotion ni sans humour.

Le journaliste n’a pas la prétention « d’ébranler les colonnes du temple Walmart ». Il conçoit plutôt son projet comme une « expérience sociologique », animée par le souci de « se mettre à la place des autres », des gagne-petit dans ce cas, afin de faire connaître leur réalité et, de la sorte, contribuer à la préservation d’un monde commun.

« Un monde, écrit-il dans une lumineuse justification de son travail, sépare parfois les gens qui se croisent dans la rue, qui lisent les mêmes journaux, qui votent aux mêmes élections, qui obéissent aux mêmes lois, qui respirent le même air. Il est facile de l’oublier. Normal même. Mais si on ne prête plus attention à ces différences, le risque est réel qu’un jour ces mondes s’éloignent au point de devenir totalement étrangers les uns aux autres. » Il n’y aurait plus, alors, de société, mais un monde d’indifférence, livré à la loi de la jungle.

Comme associé de Walmart, Meunier entonnera le cri de ralliement (« donnez-moi un W, un A, un L », etc.) au début de ses quarts de travail, se tapera les formations infantilisantes et moralisatrices imposées à tous les employés et travaillera physiquement fort, parce que « Walmart exige peu du cerveau, mais beaucoup du corps ». Il découvrira que le client est souvent impoli, voire sauvage, que les« associés », privés de syndicat et soumis à de sévères règles disciplinaires, « se syndiquent eux-mêmes en quelque sorte », en appliquant autant que possible la loi du moindre effort, malgré lesincessantes pressions des patrons et gérants, qui font miroiter un généreux (disent-ils) bonus annuel aux travailleurs des succursales prospères.

Antisyndicalisme

Chez Walmart, confirme Meunier, malgré les dénégations de l’employeur, le syndicat fait peur. Juste évoquer le mot, continue-t-il, « provoque une commotion et enclenche immédiatement des mécanismes de défense, comme si vous aviez crié “Vive Ben Laden” à la douane de l’aéroport de New York au lendemain du 11-Septembre ».

En racontant la tentative de syndicalisation du Walmart de Jonquière, le journaliste illustre le degré de paranoïa antisyndicale qui règne dans l’antre de Walmart. Il évoque un tract remis aux employés de la succursale de Jonquière qui « décrivait le recruteur syndical comme un parasite pire que la gale ». Le contenu de ce tract proviendrait, suggère Meunier, d’un document confidentiel distribué aux cadres de la compagnie et intitulé « Trousse d’information pour demeurer non-syndiqué à l’intention [sic] du personnel de gérance ».

En août 2004, après d’héroïques efforts de quelques employés, notamment Patrice Bergeron, la succursale de Jonquière obtient une accréditation syndicale (TUAC), une première en Amérique du Nord. En février 2005, Walmart annonce la fermeture du magasin, prétextant son manque de rentabilité. En 2014, la Cour suprême donnera raison aux employés qui ont contesté la légalité de cette fermeture.

Gaétan Plourde, un des syndicalistes intimidés et menacés dans cette histoire, en tire une triste conclusion. « Il y a un manque de solidarité chez les consommateurs,déplore-t-il. Les gens doivent se poser des questions. À un certain moment, je me suis mis à détester mon peuple, parce que je ne l’avais pas derrière moi. »

Ramper pour obtenir de bons prix, fixés par des milliardaires de l’Arkansas qui paient mal leurs employés, n’est pas, en effet, un beau projet de société.

Source: Le Devoir

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