Photo : Luc AllaireQuelques-unes des figurantes qui personnifient les 36 femmes du premier contingent des Filles du Roy. Elles étaient à Paris en juin (ci-dessus) au début d’un périple qui les mènera à Québec le 7 août.
Christian Rioux
Le Devoir
Il y a 350 ans, le premier contingent des Filles du Roy débarquait à Québec. Ces 800 Filles qui arriveront en une décennie à peine marqueront de leur empreinte indélébile le destin du Québec. Nous retraçons leur périple dans une série de trois articles.
Trois siècles et demi plus tard, l’histoire se répète. Les 36 Filles du Roy du premier contingent arrivé en Nouvelle-France en 1663 s’apprêtent à nouveau à débarquer à Québec. Le 7 août prochain, 36 Québécoises fouleront le pavé du port de Québec, en mémoire de ces 36 « filles à marier » qui étaient parties de La Rochelle pour un voyage de deux mois et demi sur L’Aigle d’or, conduit par Nicolas Gargot de la Rochette dit Jambe de Bois.
Comme dans les gravures de l’époque, les 36 figurantes qui s’apprêtent à personnifier chacune des Filles du premier contingent seront fraîches et disposes. Ce n’était pourtant pas le cas en 1663, dit l’historien et démographe Yves Landry, qui a recensé chacune des quelque 800 Filles qui ont fait la traversée pendant dix ans. « Le voyage, qui pouvait durer deux ou trois mois, était une épreuve terrible. Après deux mois dans la sainte-barbe, elles arrivaient en piteux état et parfois malades. Certaines mouraient même en chemin. » En 1667, après une autre traversée, 16 Filles durent être transférées à l’Hôtel-Dieu de Québec.
Cela fait plus de vingt ans que ce chercheur de l’Université de Montréal qui vit aujourd’hui sur la terre de ses ancêtres, dans le Perche, est à la poursuite des Filles du Roy. Auteur du Répertoire biographique des Filles du Roy (Fides), Landry est en quelque sorte celui qui a sorti ces inconnues de l’ombre à une époque où elles ne soulevaient guère d’intérêt. Pourtant, ces Filles ont littéralement changé le destin de la colonie, dit-il.
« En 1663, le Canada est en crise et il compte à peine 3000 habitants,dit Landry. On est en guerre avec les Iroquois et il y a six à quatorze fois plus d’hommes que de femmes. Il faut absolument envoyer des femmes pour assurer la croissance naturelle de la colonie. Sinon, on ferme boutique ! »
Entre 1634 et 1654, il arrive à peine cinq filles par année, selon le généalogiste français Jean-Pierre Macouin. Le futur gouverneur de Trois-Rivières, Pierre Boucher, réclame depuis longtemps un « puissant secours » et va plaider sa cause devant le ministre Colbert et le jeune Louis XIV. L’effort des communautés religieuses, qui amenaient déjà des femmes de manière intermittente, ne suffit plus. En 1662, les doléances des colons sont enfin entendues. Le nouveau ministre du Roi veut faire participer les colonies à sa nouvelle politique économique. Le futur Roi-Soleil affirme son autorité. Le Canada passe sous administration royale, il devient une province de France et Louis XIV envoie les 1200 hommes du régiment de Carignan-Salières.
Mais surtout, entre 1663 et 1673, environ 800 Filles du Roy (leur nombre varie quelque peu selon les évaluations) arriveront dans la colonie. Elles sont transportées par le roi et jouissent d’une dot royale de 50 livres pour les roturières et de 100 livres pour les « demoiselles ». « C’est une décision politique,dit Landry. Celle de ne pas laisser l’Amérique du Nord aux Anglais. » C’est Marguerite Bourgeoys qui baptise pour la première fois ces « filles à marier » ou « épouseuses » du beau nom de Filles du Roy. Un nom qui, contrairement à ce qu’ont cru certains historiens, vient probablement de celui des orphelins recueillis dans les hôpitaux qu’on appelait « enfants du Roy ».
Pour l’historien français Didier Poton, de l’Université de La Rochelle, l’arrivée des premières Filles du Roy en 1663 représente la preuve que Paris a changé de politique à l’égard de la Nouvelle-France et qu’elle entend prendre ses responsabilités. À partir de 1665, le nouveau gouverneur, Jean Talon, adopte des mesures encourageant les mariages précoces et les naissances. « Pendant dix ans, l’effort sera maintenu afin de contrer la progression des colonies néerlandaises et anglaises sur la côte Est des États-Unis où les colons arrivent par milliers,dit l’historien. Sans ces Filles, la Nouvelle-France serait probablement disparue dès 1713, lorsque la France a dû céder l’Acadie à l’Angleterre. Sans elles, il n’y aurait pas eu de développement agricole. Elles ont joué un rôle aussi majeur dans la survie de la colonie que les alliances avec les Amérindiens. »
La majorité des Filles qui s’installent à Québec, sur l’île d’Orléans, à Trois-Rivières et à Montréal sont recrutées dans les hôpitaux, comme celui de la Salpêtrière à Paris ou l’Hôpital général de Rouen. La moitié vient de la région parisienne. Mais elles viennent aussi de Normandie ou de La Rochelle. « Ce sont souvent des orphelines nommées par ordre du roi,dit Landry. Un privilège qui ne se refuse pas. Mais on en trouve aussi de milieux plus aisés qui viennent tenter l’aventure ou rejoindre un frère parti quelques années plus tôt. » Une cinquantaine d’entre elles reviendront d’ailleurs en France, signe que, malgré les pressions qu’elles devaient subir, elles demeuraient libres de repartir.
D’origine surtout urbaine, la plupart des Filles du Roy parlent français. Plusieurs historiens ont vu dans leur arrivée un facteur important de l’unification rapide de la langue française au Québec, alors que les langues régionales dominaient encore largement les provinces françaises. On suppose que venant en majorité de l’Île-de-France ou ayant vécu dans des ports, ces Filles avaient presque toutes appris le français. Toujours est-il qu’en Nouvelle-France, on ne connaît qu’un seul procès qui ait exigé un traducteur, dit Landry.
Contrairement à ce qui a parfois été affirmé, il faudra beaucoup plus que 20 ans pour rétablir l’équilibre démographique de la colonie. En 1680, il y avait encore deux fois plus d’hommes que de femmes. Mais l’impulsion était donnée et, dès la fin du siècle, la population pouvait progresser par elle-même.
Après 20 ans de recherche, il arrive encore à Yves Landry de se demander ce qui motivait ces Filles à partir. « Pour en savoir plus, dit-il, il faudrait dépouiller tous les actes notariés. Malheureusement, les recherches n’ont pas été poursuivies. Mais on se doute que c’était une migration économique. Issues pour la plupart de familles pauvres, elles partaient certainement pour améliorer leur sort. »
Même si la vie était très dure - les premiers poêles à bois arrivent au XVIIe siècle -, les Filles du Roy trouvent généralement au Canada des conditions matérielles meilleures qu’en métropole. Le droit de chasser - réservé aux nobles en France - assure une meilleure alimentation. Malgré les guerres, la durée de vie est de cinq à six ans supérieure à celle qui prévaut en métropole.
« Aujourd’hui, presque tous les Canadiens français de souche ont une fille du Roy parmi leurs ancêtres », dit le généalogiste Hubert Charbonneau, de l’Université de Montréal. Mais il en aurait fallu dix fois plus. « Comparée à l’Angleterre, davantage tournée vers les océans, la France, grande puissance continentale, n’a pas eu une vision transatlantique », dit-il. Si Catherine Duchamp aura 18 enfants, d’autres comme Marie Vaquet n’en auront aucun. Au bout de deux générations, elles auront en moyenne 30 petits-enfants, a calculé Charbonneau, qui compte lui-même 56 Filles du Roy parmi ses ascendants. La championne toutes catégories, Nicole Philippeau, aura 137 petits-enfants ! Parmi les descendants des Filles du Roy, on trouve même l’ancienne secrétaire d’État des États-Unis Hillary Clinton, descendante de Madeleine Niel, Catherine Paulo et Madeleine Plouard. Comme quoi, les Filles du Roy ont marqué l’Amérique bien au-delà du Québec.
Les 36 Filles du Roy qui débarqueront à Québec le 7 août prochain pour commémorer l’arrivée du premier contingent arrivé en 1663 viennent de plusieurs régions du Québec et même de France. Elles ont entre 19 et 69 ans. Parmi elles, on trouve Marie Royal, qui personnifie son ancêtre Catherine Moitié. Cette dernière compte parmi ses descendants le patriote Denis-Benjamin Viger et Jacques Viger, premier maire de Montréal.
Arrivant sur le voilier L’Aigle d’or, ces 36 figurantes seront les invitées d’honneur des Fêtes de la Nouvelle-France à Québec. En juin, elles ont d’abord parcouru plusieurs villes de France entre Paris et La Rochelle où se sont tenus plusieurs colloques historiques à l’initiative de la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs. Le 17 août, ces « nouvelles » Filles du Roy seront reçues dans l’ancienne demeure de Marguerite Bourgeoys, la Maison Saint-Gabriel à Montréal, pour un « grand bal des prétendants ». L’histoire ne dit pas si la démographie du Québec en sera à nouveau bouleversée.
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