C'est dans ces circonstances-là que l'on apprend des choses qui nous émeuvent. Par exemple, que Josée Boileau, journaliste à l'éditorial du Devoir, était une Méganticoise.
Une histoire de famille (pas) comme les autres. Merci à vous, madame Josée, de nous l'avoir racontée.
Une histoire de famille (pas) comme les autres. Merci à vous, madame Josée, de nous l'avoir racontée.
Photo : Jacques Nadeau - Le DevoirLes plaies ouvertes de Lac-Mégantic sont trop nombreuses, trop profondes pour être oubliées dans le cours d’une vie. |
Josée Boileau
Le Devoir
J’ai ouvert il y a quelques heures la porte de chez moi. Dans Fatima. À Lac-Mégantic. Y ai trouvé les trois pages d’instructions laissées par la municipalité, ai fait le tour. Tout était en place mais tout était changé. La paix est morte ici, un train fou l’a tuée.
Je suis dans ma maison, mais je pense plutôt « la » maison, dans toute la plénitude que peut revêtir ce mot. Ce fut d’abord celle de mes grands-parents, qui ont vendu leur terre du petit village voisin de Saint-Romain, il y a 60 ans, pour venir « en ville », à Mégantic. Ma mère, mon oncle, mes tantes ont passé leur jeunesse dans ce qui était à l’origine une maison de ferme, mais que la ville venait de rattraper, ouvrant une nouvelle rue. Hormis ma mère, qui a suivi à Montréal son beau Fernand, policier rencontré lorsqu’il était en poste à Mégantic, toute la famille est toujours restée dans la région. À la mort de mes grands-parents, c’est ma tante Jacqueline qui a repris les lieux. Elle est décédée il y a quatre ans et j’ai à mon tour acheté cette vaste demeure remplie d’âme.
On est depuis dans Fatima, on y vient le plus souvent possible. Je suis viscéralement attachée à ce coin de pays dont les limites ont pour nom Scotstown, Lambton, Saint-Ludger et « les lignes », comme on dit ici. Plus loin, c’est Sherbrooke, la Beauce, le Maine, remarquables ailleurs mais qui ne sont plus chez nous. Mégantic (on n’ajoute jamais « Lac » dans la conversation courante) est le chef-lieu de cette région à part, le coeur d’une toile d’araignée dont les fils relient tous les villages. À Milan, à Stornoway, à Saint-Sébastien ou à Lac-Drolet, on est aussi de Mégantic, on y fait ses courses, on y a forcément de la parenté. Ce n’est pas que le centre-ville d’une petite municipalité de 6000 habitants qui a été dévasté dans la nuit du 6 juillet, c’est celui de tous les environs.
Les traces
On ne peut plus maintenant descendre doucement vers le coeur de la ville, comme on le faisait depuis plus de 100 ans. À mi-parcours, à l’église Sainte-Agnès, on se bute à de hautes barricades qui emprisonnent tout un quartier désert. Nous les avons longées avec un mélange de curiosité et de peine en arrivant vendredi midi, et j’ai pensé à ma tante Rita qui a vécu deux fois dans ce périmètre : d’abord, il y a bien des années, dans un des logements qui ont disparu dans l’explosion de la semaine dernière et où des gens ont brûlé vifs ; puis, il y a peu, dans une résidence pour personnes âgées située à quelques mètres des lieux du drame. Ma tante Rita est morte en février, et je mesurais à le voir que l’explosion se serait produite quasiment à sa porte…
Non, il n’y a pas de victimes directes de la catastrophe dans mon entourage : ni morts, ni blessés. Mais qu’est-ce que cela veut dire dans un milieu où tout le monde est un peu cousin ou collègue ou voisin ? Le deuil est partout. Et les plaies ouvertes de la ville sont trop nombreuses, trop profondes pour être oubliées dans le cours d’une vie.
Car tout est traces dans ces petites villes où, comme ici, les générations se succèdent. Lac-Mégantic n’est pas un lieu de passage mais d’enracinement, où rien ne change que lentement. Le dernier gros bouleversement avait eu lieu il y a deux ans, quand on a détruit le centre Mgr-Bonin, centre sportif qui accueillait aussi des spectacles et qui occupait depuis des décennies un vaste terrain au bord du lac, à côté de l’hôtel de ville. Quel trou dans le paysage ! Mais, pour amoindrir le choc, la transition s’était faite en douceur : le nouveau centre sportif, derrière l’ancienne gare, est superbe, un parc a été créé au bord de l’eau et une cérémonie avait dûment marqué la fin du vieil édifice devenu vétuste.
Mais pour le reste… Mon grand-père, il y a 40 ans, fut exposé au salon Jacques et Frères ; ma tante Rita le fut à son tour cet hiver ; toute la région a déjà un jour mis le pied dans ce salon funéraire, tout à coup disparu. Tout comme le poste de taxis, le bureau de poste, la banque, les bureaux de notaire, de belles maisons centenaires, une bonne partie du parc des Vétérans…, immuables repères qui ne seront plus.
Même la rue principale bordée de commerces restait fidèle à mes souvenirs d’enfance. Le nom des boutiques changeait, mais pas cet alignement familier. C’était d’ailleurs pour moi un rituel de vacances : avec ma cadette, on passait chaque été une journée à magasiner en ville. Dîner à la chocolaterie, « fouinage » en règle chez Chaussures Pop, à la boutique Lambrequin et encore chez Korvette, où l’escalier qui mène aux rayons du sous-sol n’avait pas changé depuis l’époque où c’était le grand magasin Continental qui occupait les lieux. Tout a brûlé. Il n’y aura pas de virée en ville cet été.
Le train
C’est d’ailleurs un hasard que ma petite famille et moi n’ayons pas été ici vendredi dernier. On avait finalement décidé de commencer les vacances par Chicago. Ville superbe qui s’est reconstruite après un gigantesque incendie en 1871, dont on parle à satiété aux touristes ; ville aussi où se trouve le groupe propriétaire de Montreal, Maine and Atlantic, entreprise à laquelle on doit la tragédie actuelle… La vie a de ces ironies.
Dire que, quand j’étais petite, le train qui traversait Mégantic faisait ma joie : son sifflement dans la nuit, l’amusante congestion qu’il créait, bloquant la seule voie de passage entre le haut et le bas de la ville… Et puis, à l’époque, il y avait encore des trains de passagers, on pouvait leur envoyer la main. Transformés en seuls convois de marchandises, les trains se sont faits de plus en plus longs, leur passage est devenu interminable. Agaçant. Mais jamais je n’aurais cru que « ma » ville en serait menacée.
Lac-Mégantic est aujourd’hui pleine de monde, j’écris et j’entends un hélicoptère au-dessus de ma calme maison. La ville est à l’envers, envahie. Elle le restera longtemps. À quoi s’ajoute une triste notoriété. Peu de gens au Québec savaient jusqu’ici où était Lac-Mégantic - qui s’en accommodait d’ailleurs fort bien, trop loin des grands centres pour être à la mode, laissant les beautés du paysage et le fabuleux ciel étoilé attirer le chaland. On n’est pas au pays de l’esbroufe ici, mais de gens modestes qui travaillent fort, vivent simplement. Maintenant, pour tout le monde, Mégantic est la ville éventrée, celle à laquelle on associe le mot « tragédie ».
Avec tous les autres deuils, c’est donc aussi celui d’une ville sans histoires, où rien ne se passe si ce n’est la vie, qu’il faudra apprendre à faire. Quel gâchis. Quelle tristesse. Quelle colère.
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