À la douce mémoire des féministes disparues
Nous venons de commémorer la mort des filles de Polytechnique pour la 22e fois. La douleur n'a jamais disparu malgré les années. Des femmes se sont donné comme mission de garder le dossier ouvert, car le drame de Polytechnique n'a jamais été élucidé. Trop de questions sont restées sans réponse parce que notre société n'a pas eu le courage de faire face au débat qu'il aurait fallu faire, aux responsabilités qu'il aurait fallu assumer; il était tellement plus simple de parler de la folie du tueur que du droit des femmes d'être partout.
Pendant qu'à Ottawa les conservateurs majoritaires s'apprêtent à détruire le registre des armes à feu qui incarnait la victoire des femmes assassinées sur ce monde armé jusqu'aux dents, Louky Bersianyk est morte à son tour. Elle était une amie, du genre qu'on aime beaucoup et qu'on ne voit pratiquement jamais parce que nos routes se sont séparées il y a bien longtemps et qu'on regrette de ne pas avoir relancée quand il en était temps.
J'ai connu Lucille à Paris. Nous avions 30 ans. Nous étions toutes les deux, au même moment, à la recherche d'un sens à nos vies de jeunes femmes qui avaient pensé que le mariage était la clé du bonheur et de la réalisation de nos rêves pour découvrir que nous étions chargées de l'intendance familiale pendant que nos maris déployaient leurs ailes, travaillant à leur avancement et à leur réussite personnelle. Celle qui allait devenir Louky des années plus tard disait souvent: «Oui, mais nous... qu'est-ce qu'on fait?»
Ce nous, c'était le nous des femmes. Nous, les femmes, on fait quoi? Pendant des heures on se demandait s'il y avait de la place pour nous quelque part. On a vite épuisé la liste complète des «rebelles» françaises ayant laissé leur nom dans l'Histoire ou la littérature ou les arts avec le sentiment que le monde que nous avions laissé au Québec, même avec les rumeurs de Révolution tranquille qui nous arrivaient de temps en temps, ne se distinguait pas particulièrement par son ouverture en faveur des femmes.
Un jour, les Letarte, c'était leur nom, nous ont demandé l'hospitalité. Ils manquaient d'argent, car ils attendaient une bourse ou une subvention qui n'arrivait pas. C'était l'été. Pendant que mes enfants étaient au camp de vacances, nous avons partagé l'appartement pendant deux mois. C'est durant ces deux mois que je suis devenue la spécialiste d'une cuisine pas coûteuse, faite de pain, de fromage et de tomates, «car c'est tout ce que nous avions», et que Louky et moi avons découvert le féminisme. Nous en parlions pendant des heures. Nous parlions de faire fructifier nos talents, de réclamer l'égalité pour toutes les femmes, de cesser d'être la moitié de quelqu'un et de devenir un être humain à part entière capable d'assumer ses responsabilités... Nous avons découvert de Beauvoir et l'égalité qui commence dans le porte-monnaie... Nous avons découvert la lumière au bout du tunnel.
Pour nous, le monde venait de changer. Nous ne serions plus jamais les mêmes. Féministes et fières de l'être. Peu de temps après notre retour au Québec, Louky publiait L'euguélionne et moi j'animais Place aux femmes. Nous étions devenues des femmes qui avaient de la suite dans les idées et nous n'étions pas seules. Le mouvement a pris de l'ampleur et des hommes ont fini par se rallier. Pas tous. D'autres, encore aujourd'hui, trouvent que les femmes prennent trop de place, qu'elles sont trop exigeantes et qu'il est plus que temps de les remettre à LEUR place... ces réactions sont souvent violentes.
À travers le monde, la place des femmes est sans cesse remise en question. En Grande-Bretagne, en 2010, 3000 femmes ont été victimes de crimes dits d'honneur. Les hommes s'exportent et exportent leurs croyances et leurs coutumes en même temps. Des femmes, couvertes de la tête aux pieds, se déplacent dans les villes et les campagnes, enfermées sous les voiles de toutes sortes, privées de leur liberté et de leur dignité. En Chine et en Inde, on élimine les foetus féminins avant la naissance sous prétexte de contrôler l'augmentation du nombre de citoyens. Pourquoi les filles? Parce qu'elles n'ont aucune valeur et que chaque famille choisira d'attendre un garçon plutôt qu'une fille. La coutume s'étend maintenant à plusieurs autres pays d'Asie.
Aux États-Unis, il y a quelques jours, à l'occasion de ce qu'ils appellent le Black Friday, 129 166 armes à feu ont été achetées par des citoyens américains qui croient dur comme fer à leur droit constitutionnel de posséder une arme. En 2008, on avait vendu 97 848 armes. Donc, une augmentation de 32 % cette année.
On dit que les femmes ont beaucoup progressé depuis 50 ans. On a fait du chemin, paraît-il. Alors... qui c'est qui ne progresse pas?
Lise Payette
Le Devoir
9 décembre 2011
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N’importe quelle bête humaine peut jouer de l’arme à feu pour tuer. Mais, il n’y a que Lise Payette pour frapper dans le mille. Sa plume est une arme; ses mots sont des balles. Et elle se sert de tout ça sans jamais soulever une poussière de violence.
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