L'Oiseau frileux

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mardi, janvier 20, 2015

Elsa Cayat: psy de Charlie





La seule femme (aux pieds nus)  décédée dans la tuerie CH.

Paris, le samedi 17 janvier 2014 – Au détour d’un journal télévisé, il arrive parfois que l’on apprenne la mort d’un artiste, d'un écrivain, d'un penseur dont on ignorait pratiquement totalement l’existence. Les quelques minutes de reportage qui lui sont consacrés aiguisent alors notre curiosité. Vivant devant nous, on découvre un parcours insolite, des obstacles hardiment contournés, une fantaisie inespérée. Et cette révélation posthume nous laisse un regret mélancolique. Ce sentiment affleure en lisant les portraits dessinés ces derniers jours par ses proches et ses patients de la psychiatre et psychanalyste Elsa Cayat, seule femme parmi les victimes de l’attentat de Charlie Hebdo.

Volutes de fumée

Sans doute la force des hommages, en particulier de ceux qui lui rendaient régulièrement visite dans son appartement de l’avenue Mozart dans le 16ème arrondissement de Paris où se trouvait son cabinet, afin d’ouvrir leurs peines et leurs âmes, est à l’origine de cette tristesse de n’avoir pu suivre, voire rencontrer Elsa Cayat avant ce funeste 7 janvier 2015. Ces récits disent d’abord tous comment Elsa était systématiquement accompagnée de volutes de fumée. Accroc invétérée à la nicotine, elle n’éteignait pas même sa cigarette pendant les consultations, lorsque les patients la laissaient faire. « Elle tendait la main comme pour un baise-main. Elle se déplaçait à grand pas en croassant un "Alors, dites-moi… ". Elle s’asseyait, laissait tomber par terre ses chaussures, recroquevillait sous elle ses pieds nus et répétait "Alors racontez-moi…" » écrit dans La Croix Eric Reignier, chef d’entreprise qui était l’un de ses patients. A l’image de cette silhouette sans fards et faux semblants, Elsa Cayat se livre dans les témoignages comme une femme entière, chaleureuse, vive et gaie. Mais elle pouvait aussi se montrer rude, laissant tomber les mots sans nuance. « Ce n’était pas une femme lisse. Elle pouvait vous pousser dans vos retranchements » raconte un autre patient, Emmanuel Chaussade.

Un livre par jour

Ces moments de colère ne pouvaient éloigner longtemps ses patients et ses proches d’elle. Sans doute, parce qu’Elsa Cayat était habitée par d’ardentes passions. Sa tante, l’écrivain Jacqueline Raoul-Duval a ainsi dressé en quatre mots, impératifs, le portrait de sa nièce : « Travailler, réfléchir, écrire, élever sa fille, avec toujours ce besoin d’excellence, voilà ses passions ». Sans doute faudrait-il également ajouter : lire, la première vocation. Le rabbin Delphine Horvilleur évoquait lors de ses obsèques le jeudi 15 janvier (allocution dont le texte est reproduit sur le site « Tenoua.org ») le principe de vie qu’elle énonçait à sa sœur lorsqu’elle était adolescente. « Tu dois lire au moins un livre par jour ! Nietzsche, Heidegger, Freud… Peu importe ! ». Peu importe en effet et Elsa Cayat dévorait tous les ouvrages avec la même fougue, elle était notamment totalement férue de romans policiers.

Des centaines d’histoires emportées


L’ensemble de ces lectures nourrissait son travail, auquel elle se vouait avec la même entièreté. A ce propos, Delphine Horvilleur remarque : « Elle n’était ni freudienne, ni lacanienne. Elle était "Cayatienne" , une école à part, l’école de quelqu’un qui chérit la liberté au point de l’enseigner continuellement à l’autre, l’école de quelqu’un qui sait vous scruter en profondeur et vous dire exactement où ça fait mal, où placer les mots, comme jouer avec eux pour que le langage vous soigne ». Cette indépendance, cette impertinence, cette intelligence avaient su séduire très tôt de nombreux patients. Brillante, Elsa Cayat fut interne des hôpitaux de Paris à 22 ans et s’installa très vite à Paris comme psychiatre et psychanalyste. «Elle s’est dès son installation constituée une énorme clientèle, des intellectuels fascinés par sa qualité d’écoute, son pouvoir d’analyse, sa fulgurance » décrit sa tante. Sans doute les patients aimaient-ils autant ces qualités professionnelles que sa voix rauque abîmée par le tabac, lançant des « Racontez moi » et l’impressionnant désordre de son antre chaleureuse. « Espace magnifique et inspiré, dont elle semblait ne jamais sortir, habitant ce désordre extraordinaire, l’ordonnant par la pensée, âme et maîtresse de son territoire d’accueil, au milieu des livres, des animaux des papiers griffonnés, des cendriers et des tasses de café » décrit l’écrivain Alice Ferney qui était sa patiente. Sans doute  aussi cet enthousiasme des patients naissait de l’enthousiasme du praticien, de sa foi inébranlable en son métier. « Elle croyait que la psychanalyse libère comme rien d’autre » ajoute dans la Croix Alice Ferney. Certains patients le confirment, telle Anne qui a témoigné dès le lendemain de sa mort et qui jure « Elle m’a sauvé la vie ». Alice Ferney remarque : « Elle emporte avec elle les centaines d’histoires des patients qui fréquentaient son cabinet ».

On ne tue pas les femmes

Pourtant, parfois Elsa sortait de ces lieux habités. Elle avait fait un magnifique voyage en 2013 avec l’association Terre de Colibri pour venir à la rencontre des indiens d’Amazonie. Surtout, elle se rendait régulièrement à Charlie Hebdo. Son goût d’écrire (elle était l’auteur de deux essais sur la sexualité), son amour pour la liberté, son désir de provoquer l’avaient conduite naturellement vers les terres de Charlie Hebdo dont elle admirait l’histoire et les êtres qui y travaillaient. Elle proposait deux fois par mois une chronique intitulée « Divan du monde ». Si le ton était vif, souvent drôle, il ne s’agissait pas seulement de moqueries, de plaisanteries grasses, mais aussi et peut-être d’ajouter à l’hebdomadaire satirique un petit supplément d’âme. Sa dernière chronique s’achevait ainsi : « La souffrance humaine dérive de l’abus. Cet abus dérive de la croyance, c’est-à-dire de tout ce qu’on a bu, de tout ce qu’on a cru. ». Elsa Cayat a été tuée le mercredi 7 janvier par des hommes totalement abusés par leur croyance, répandant la souffrance. Elsa Cayat a été tuée le mercredi 7 janvier par des hommes qui affirmaient ne pas tuer les femmes.

Aurélie Haroche
Source: JIM.fr

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