L'Oiseau frileux

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mardi, avril 08, 2014

Non, l'égoportrait n'est pas une maladie mentale




Fabien Deglise
Le Devoir 

Non. Non. Et non! L'Association américaine de psychiatrie (APA) n'a pas fait entrer l'égoportrait dans sa liste des maladies mentales, comme viennent pourtant de le faire circuler plusieurs sites d'informations, tout comme d'ailleurs des milliers d'abonnés des réseaux sociaux, parmi lesquels quelques personnalités publiques. Mais cette même association pourrait, dans les circonstances, y faire entrer désormais un autre mal très contemporain: la «partagite aigüe» ou chronique en ligne de canulars et informations non vérifiées.  


Cette mise en relief d'un autre paradoxe de la modernité, c'est The Adobo Chronicles qui en est le principal responsable. Le 31 mars dernier, ce site, spécialiste de la manchette un peu trop belle pour être vraie, a publié une dépêche provenant de Chicago et indiquant que l'APA, à l'occasion de «sa rencontre annuelle», venait de reconnaitre officiellement l'art de l'égoportrait comme un trouble du comportement. Appelé selfie par les Anglos, il s'agit de ces photos de soi, seul ou en groupe, prises à bout de bras avec un téléphone dit intelligent, pour être ensuite exposées à nos amis numériques.  

La maladie, baptisée «selfitis», selon le site, a trois stades de développement: la selfitis limite (borderline) touche les internautes qui prennent au moins trois égoportraits d'eux chaque jour, mais ne les partagent pas, la selfitis aigüe vise ceux qui font circuler ces trois clichés en ligne et la selfitis chronique se résume à un rapport incontrôlable à la chose. La dépêche précise qu'aucun traitement médical n'existe encore contre ce trouble mental, mais que des thérapies comportementales peuvent en venir à bout, tout en rappelant que ces thérapies sont remboursées dans le cadre de l'Obamacare, l'assurance médicale américaine.  

À une époque où l'égoportrait fait souvent la manchette, en plus de se répandre dans le quotidien d'humains trop heureux de gouter eux aussi au culte de la personnalité en format numérique, la nouvelle avait tous les ingrédients qu'il faut pour se répandre dans les nouveaux espaces de socialisation. Le site Yahoo News en a fait ses choux gras, tout comme des milliers de blogueurs et sites spécialisés en technologie à travers le monde, en anglais, français et espagnol.  

Sur Twitter, l'information a été relayée sans scepticisme par des milliers d'abonnés à ce réseau, y compris au Québec où plusieurs personnalités influentes ont donné des ailes à cette nouvelle qualifiant de maladie moderne un comportement social très contemporain. L'égoportait est une autre façon de dire que l'on existe dans des univers où cette urgence d'exister est devenue une maladie, au sens figuré s'entend.


Au début de la semaine, l'APA a tenu à mettre les pendules à l'heureen soulignant que jamais, ô grand jamais, elle n'avait fait une telle déclaration à propos des égoportraits. L'association a par ailleurs précisé que les lecteurs perspicaces auraient pu facilement s'en douter, puisque, contrairement à ce que soulignait la dépêche, l'Association ne tient pas une rencontre annuelle pour discuter des nouvelles maladies, mais le fait lors de cinq réunions par an.  

Pis, elle a également attiré les regards sur la véritable nature du site à l'origine de la nouvelle qui, tout en se présentant comme une source «d'informations incroyables», précise que tout ce que l'on retrouve sur le site sont des faits, «sauf lorsqu'il s'agit de mensonges». «Quand nous écrivons, peut-on lire sur Adobo Chronicles, nous épiçons ça avec le fruit de notre imagination».  

D'ailleurs, en y pensant bien, la selfitis ne serait rien de plus qu'une autre façon de nommer le narcissisme, cette fixation affective de soi-même, et ces multiples degrés. Mais la science et la rigueur scientifique, dans les nouveaux cadres de la socialisation numérique et médiatique, ne font pas toujours le poids face à l'urgence de commenter, de partager et de se montrer, de manière souvent maladive et profitable aux canulars.


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