Fabien Deglise
Le Devoir
Non. Non. Et non! L'Association américaine de psychiatrie
(APA) n'a pas fait entrer l'égoportrait dans sa liste des maladies mentales,
comme viennent pourtant de le faire circuler plusieurs sites d'informations,
tout comme d'ailleurs des milliers d'abonnés des réseaux sociaux, parmi
lesquels quelques personnalités publiques. Mais cette même association
pourrait, dans les circonstances, y faire entrer désormais un autre mal très
contemporain: la «partagite aigüe» ou chronique en ligne de canulars et informations
non vérifiées.
Cette mise en relief d'un autre paradoxe de la modernité,
c'est The Adobo Chronicles qui
en est le principal responsable. Le 31 mars dernier, ce site, spécialiste de la
manchette un peu trop belle pour être vraie, a publié une dépêche provenant de
Chicago et indiquant que l'APA, à l'occasion de «sa rencontre annuelle», venait
de reconnaitre officiellement l'art de l'égoportrait comme un trouble du
comportement. Appelé selfie par les Anglos, il s'agit de ces photos de soi,
seul ou en groupe, prises à bout de bras avec un téléphone dit intelligent,
pour être ensuite exposées à nos amis numériques.
La maladie, baptisée «selfitis», selon le site, a trois
stades de développement: la selfitis limite (borderline) touche les internautes
qui prennent au moins trois égoportraits d'eux chaque jour, mais ne les
partagent pas, la selfitis aigüe vise ceux qui font circuler ces trois clichés
en ligne et la selfitis chronique se résume à un rapport incontrôlable à la
chose. La dépêche précise qu'aucun traitement médical n'existe encore contre ce
trouble mental, mais que des thérapies comportementales peuvent en venir à
bout, tout en rappelant que ces thérapies sont remboursées dans le cadre de
l'Obamacare, l'assurance médicale américaine.
À une époque où l'égoportrait fait souvent la manchette,
en plus de se répandre dans le quotidien d'humains trop heureux de gouter eux
aussi au culte de la personnalité en format numérique, la nouvelle avait tous
les ingrédients qu'il faut pour se répandre dans les nouveaux espaces de
socialisation. Le site Yahoo News en a
fait ses choux gras, tout comme des milliers de blogueurs et sites spécialisés
en technologie à travers le monde, en anglais, français et espagnol.
Sur Twitter, l'information a été relayée sans scepticisme par
des milliers d'abonnés à ce réseau, y compris au Québec où plusieurs personnalités
influentes ont donné des ailes à cette nouvelle qualifiant de maladie moderne
un comportement social très contemporain. L'égoportait est une autre façon de
dire que l'on existe dans des univers où cette urgence d'exister est devenue
une maladie, au sens figuré s'entend.
Au début de la semaine, l'APA a tenu à mettre les pendules à l'heureen
soulignant que jamais, ô grand jamais, elle n'avait fait une telle déclaration
à propos des égoportraits. L'association a par ailleurs précisé que les
lecteurs perspicaces auraient pu facilement s'en douter, puisque, contrairement
à ce que soulignait la dépêche, l'Association ne tient pas une rencontre
annuelle pour discuter des nouvelles maladies, mais le fait lors de cinq
réunions par an.
Pis, elle a également attiré les regards sur la véritable
nature du site à l'origine de la nouvelle qui, tout en se présentant comme une
source «d'informations incroyables», précise que tout ce que l'on retrouve sur
le site sont des faits, «sauf lorsqu'il s'agit de mensonges». «Quand nous
écrivons, peut-on lire sur Adobo Chronicles, nous épiçons ça avec le fruit de notre imagination».
D'ailleurs, en y pensant bien, la selfitis ne serait rien de
plus qu'une autre façon de nommer le narcissisme, cette fixation affective de
soi-même, et ces multiples degrés. Mais la science et la rigueur scientifique,
dans les nouveaux cadres de la socialisation numérique et médiatique, ne font
pas toujours le poids face à l'urgence de commenter, de partager et de se
montrer, de manière souvent maladive et profitable aux canulars.
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